Table des matières

Résumé
Introduction
L’automobile dans le budget des ménages
Distribution des revenus et coûts d’utilisation d’une petite voiture
Les grands paramètres de l’accessibilité politique du péage
A/La fréquence
B/Le degré d’obligation du péage
C/La culture des pays
Conclusion

Vincent Piron

Vincent Piron
Directeur de la Stratégie et des Investissements, VINCI Concessions

Cet article fait suite à ceux publiés dans “ Transports ” n° 377 et 379, qui concernent la valeur du temps et les modèles de trafic en zone urbaine.

La tarification des ouvrages routiers en zone urbaine est un sujet des plus complexe car se confrontent deux logiques opposées.

  • –  la recherche du maximum de recettes pour financer l’ouvrage avec le minimum de subventions dans le but d’alléger les impôts
  • –  la prise en compte d’effets de seuil liés au budget automobile des ménages les moins aisés, car il serait injuste de les exclure de l’usage d’un ouvrage qu’ils payent déjà partiellement par leurs impôts.
    Les modèles de trafic actuels trouvent un optimum avec des tarifs élevés, ce qui va à l’opposé d’un fonctionnement « grand public », avec tarifs bas, qui allège au maximum les voiries gratuites existantes et conduit au plus fort impact sur l’amélioration de la qualité urbaine.
    Dans l’attente d’une modélisation comportementale reflétant mieux qu’aujourd’hui le comportement des citoyens, l’analyse de quelques exemples de péage urbain existant en Europe met en évidence des idées fortes.

    • –  les ménages raisonnent en budget global annuel, et se comportent de façon à ce que leurs dépenses de péage n’excèdent pas 15 % à 20 % de leur budget automobile ;
    • –  lorsque le péage présente un fort degré d’obligation, le pourcentage de la population concernée est grand et le tarif des abonnements doit être faible pour respecter la règle ci-dessus. Le tarif normal peut être le triple du tarif abonné.
    • –  pour un péage fréquent ayant un fort degré d’obligation, la tarification usuelle est de l’ordre de 5F par franchissement, et deux à trois fois plus s’il existe des alternatives de bonne qualité.
    • –  un ouvrage à péage en zone urbaine est conséquence d’une volonté urbanistique forte, partagée par la population.

INTRODUCTION

Le développement de l’économie de marché conduit à reporter de plus en plus le coût des services directement sur le consommateur final et non sur le contribuable par l’intermédiaire des budgets publics. Le développement du péage autoroutier, ainsi que du péage d’ouvrage en zone urbaine, s’inscrivent dans cette logique. Avec l’augmentation des coûts d’infrastructures résultant d’une meilleure prise en compte des données urbanistiques et environnementales, ainsi que la réduction des crédits d’investissement, les plans structuraux ne peuvent plus être réalisés dans des délais compatibles avec l’évolution souhaitée de la ville.

1.

Pourquoi alors ne pas tenter d’utiliser le désir de mobilité routière pour mettre en place un péage qui servirait à la fois deux objectifs :

  • source de financement complémentaire des impôts, pour accélérer la réalisation des ouvrages ;
  • limitation du trafic par accroissement du coût d’usage de véhicule et orientation du choix modal vers les transports en commun, les deux roues et la marche à pied ? Le premier objectif ne pose aucun problème, il est déjà pratiqué depuis des siècles. Pour le deuxième, la réponse se heurte à deux grandes inconnues : quelle sera la réaction du public au péage, et quel sera son impact sur le fonctionnement de la ville ou du pays ? Tout d’abord, définissons les termes.Lorsqu’on parle de niveau de péage pour un ouvrage routier, trois notions doivent être distinguées :
  • le tarif de péage pressenti comme politiquement acceptable : c’est la limite supérieure des tarifs possibles ;
  • le tarif de péage conduisant au maximum de recettes financières : pour un ouvrage qui nécessite des subventions, c’est lui qui minimisera la charge des contribuables ;
  • le tarif de péage maximisant le surplus pour l’ensemble de la collectivité ; c’est celui qui résulterait de la mise en équation de la ville dans son ensemble ! La détermination de chacun de ces niveaux se heurte à des difficultés majeures :
  • l’interprétation du “ politiquement acceptable ” dépend fortement des cultures de chaque pays, de l’affectation des prélèvements obligatoires, de la liberté de choix des clients, du degré de connaissance des décideurs en matière de transport, de l’action à long terme que le système politique veut mener, notamment en terme d’environnement, et de la communication que les décideurs auront réalisée auprès du public ;
  • la connaissance du maximum de recettes financières est difficile à trouver au moyen des modèles de trafic car ils sont encore trop imparfaits. Seul l’essai réel de plusieurs grilles tarifaires donnera des réponses mais il faut pour cela que le gestionnaire prenne le risque d’une baisse de recettes ou d’un rejet politique, avant de trouver l’optimum ;
  • la grille tarifaire maximisant le surplus pour l’ensemble de la collectivité est d’autant plus difficile à définir que l’on ne connaît pas l’expression mathématique de la fonction de surplus. Malgré des recherches constantes de modélisation globale menée par les pouvoirs publics, qui prétendra avoir réellement saisi tous les paramètres fondamentaux décrivant la ville dans sa complexité socio-économique? Les termes dits “ de second rang ” le sont-ils vraiment ? L’application directe des schémas économiques actuels conduirait à tarifer en fonction de la rareté actuelle des biens, c’est à dire à tarifer fortement les ouvrages urbains et, globalement, l’utilisation de l’espace urbain rare, conduisant à une sélection par la richesse. Mais ceci accélérerait la dédensification des villes et la formation des ghettos: est-ce l’optique d’une ville durable ?

2.

Citons ensuite les acteurs, dont le nombre rend complexe le processus de décision.

  • les usagers (qui deviennent des clients), en distinguant les clients professionnels (entreprises) et les consommateurs finals (ménages) ;
  • les entreprises de transport, et gestionnaires d’infrastructures, qui mettent en oeuvre les projets et les exploitent, avec les indispensables partenaires financiers ;
  • les tiers, et notamment les riverains, qui ne sont pas considérés en tant que clients, mais subissent des effets externes négatifs, ou bénéficient d’effets positifs. Ils appartiennent soit à la catégorie des consommateurs intermédiaires (entreprises), soit à celle des consommateurs finals (ménage) ;
  • l’état et les autres collectivités publiques. Citons enfin le temps, instrument de mesure de la complexité et acteur majeur, car la durée de conception – financement – réalisation d’un projet est tellement longue que les décideurs qui l’ont lancé ne seront en général pas ceux qui l’inaugureront et que sa mise en service risque même de se réaliser à contre cycle économique.Dans le présent article, nous ne nous intéresserons qu’aux consommateurs finals (ménages) et encore, parmi ceux-ci, à ceux qui ne se font pas rembourser le péage par leur entreprise. De plus, seul l’aspect “ péage pressenti comme politiquement acceptable ” sera considéré. Il n’est pas non plus question de développer la théorie du surplus telles que fondée par Dupuit, puis Pigou, ni ses applications concrètes pour laquelle il existe une littérature abondante (Arnott, Ben-Akiva, Nash, Ramjerdi, de Palma, Thisse, Vickrey, Wardrop, le Setra,…).Nous nous contenterons d’observer les principaux ouvrages existants en Europe et d’en tirer quelques interprétations, à la limite entre l’analyse politique et le point de vue de la ménagère.
  • L’AUTOMOBILE DANS LE BUDGET DES MENAGES
  • Pour décrire l’importance des dépenses automobiles dans le budget des ménages, nous nous appuierons sur des séries longues, données par l’INSEE, le Ministère des Finances et le Comité des Constructeurs français d’automobile.Le graphique n°1 présente, en francs constants 1996, le PIB, le revenu disponible brut, la consommation des ménages et le total des dépenses liées aux voitures particulières.On constate que, malgré les à-coups économiques de 1973, 1979 et 1993, la consommation des ménages croît avec une extrême régularité, le taux d’épargne servant de variable d’ajustement. Seule l’année 1993, année noire de la période de croissance lente que l’on connaît depuis 1990, a montré une stagnation de la consommation. La prétendue crise de la consommation n’existe pas : les Français, “ en moyenne ”, n’ont jamais autant consommé qu’en 1996.
Où va l’argent que les ménages dépensent pour leurs besoins fondamentaux ? La réponse est donnée par le graphique n°2 : principalement au logement. Il est frappant de constater que pas une seule fois depuis 1959 les dépenses de logement par habitant (hors acquisition) n’ont décru. Le parc immobilier français était en très mauvais état en 1945, du fait des deux guerres et d’une crise économique entre les deux. Mais depuis 50 ans, la France construit des logements. Moins qu’avant, bien sur, puisque le rythme a été pratiquement divisé par trois depuis le pic de 1973 et que les achats de logement deviennent cycliques. Les logements nouveaux, de meilleure qualité, coûtent cher en fonctionnement : c’est le prix à payer pour une amélioration du cadre de vie.
Depuis 1990, le ralentissement de la croissance et l’amélioration technique des voitures conduisent à une stabilisation des dépenses automobiles. Attention à l’interprétation de ces chiffres : stabilisation des dépenses automobiles ne veut pas dire stagnation du trafic, ni du parc. En effet, entre 1990 et 1996, ce dernier a augmenté de 10 % et le trafic entre 15 % et 20 % suivant la grandeur prise en référence. C’est la baisse du coût des voitures à l’achat et à l’usage, qui équilibre la croissance de la mobilité.

Le graphique n°3 met en évidence le fait que la part des dépenses automobiles dans le budget des ménages a atteint son maximum en 1982, puis décroît progressivement, tout en reflétant les cycles économiques. La répartition entre les dépenses d’acquisition, de carburant et les autres dépenses de fonctionnement a varié, avec une nette décroissance des deux premières catégories, notamment du poste “ carburants ”.

Pour l’ensemble de la France, le budget automobile des ménages représente 600 milliards de francs, soit en moyenne 24 000 F par voiture et par an.

L’importance des péages dans ce budget demeure très faible. L’ensemble des péages autoroutiers a représenté 26 milliards de francs en 1996. Sur ce total, environ 8 milliards sont payés par les poids lourds, et sur les 18 restants, 40 % sont des dépenses remboursables. La charge des péages autoroutiers sur le budget des ménages représente donc finalement environ 11 milliards, soit, en négligeant les trajets des véhicules étrangers, environ 1,8 % du budget automobile des ménages. Pour un parc de voitures de 25 millions de véhicules, ce montant représente 440 F/an et par véhicule, ce qui représente une somme très semblable au coût de la vignette.

Sans compter la TVA, le total des impôts prélevés sur la voiture est de l’ordre de 200 milliards par an.

DISTRIBUTION DES REVENUS ET COUT D’UTILISATION D’UNE PETITE VOITURE.

Les chiffres donnés ci dessus sont globaux, et donnent des indications sur les valeurs moyennes, ce qui n’est utile que si l’on s’intéresse aux grandeurs globales macro-économiques d’un pays. Mais si l’on veut décrire le comportement individuel des automobilistes, seule une segmentation plus fine évitera de masquer la réalité et de commettre des erreurs d’interprétation. Dira-t-on d’un homme ayant la tête dans le four et les pieds dans le réfrigérateur qu’il est moyennement bien ? C’est tout le problème de l’acceptabilité du péage urbain.

Nous disposons maintenant des données chiffrées concernant le revenu des ménages pour l’année 1994. La distribution en est, classiquement, log normale (graphique n°4). Les paramètres d’ajustement évoluent lentement, avec une tendance à l’augmentation de l’écart type qui atteint 0,71 alors qu’il était de 0,65 il y a 10 ans. L’écart des revenus se creuse entre les ménages les plus riches et ceux les plus pauvres. Le premier quartile atteint 100 000 F/an, la médiane se trouve à 172 000 F/an ,et le dernier quartile débute à 280 000 F/an.

Nous avons alors tenté d’établir une relation entre le revenu annuel et les dépenses de motorisation par nature (achat, nombre de voitures, kilométrage parcouru, consentement à payer). Pour cela, nous nous sommes appuyés sur les données globales suivantes :

  • le pourcentage de dépenses affecté au budget automobile dans les différentes catégories socioprofessionnelles est constant (confirmé par les enquêtes INSEE) ;
  • 80 % des ménages disposent d’une voiture au moins ;
  • 20 % des ménages, les plus pauvres, n’ont pas de voiture ;
  • la multimotorisation concerne les 25 % de ménages les plus aisés.Le montant total des dépenses d’acquisition de voitures neuves, et leur nombre ainsi que les mêmes données pour les voitures d’occasion donnent alors le calage en valeur absolue de la distribution des dépenses. Nous pouvons alors faire des hypothèses plausibles sur les budgets types et trajets types par tranche de revenus, et présenterons les résultats pour un ménage se trouvant en limite supérieure du premier quartile, le plus sensible a priori au péage.

Distribution

Le graphique n° 5 représente les coûts d’achat (amortissement = solde achat – revente) et d’usage, année par année, pour trois petites voitures distinctes:

  • une neuve à essence (utilisation : 15 000 km/an) ;
  • une diesel d’occasion (utilisation : 15 000 km/an) ;
  • une essence d’occasion (utilisation : 10 000 km/an).

Les dépenses annuelles ponctuelles correspondent à l’assurance et à la vignette ; la pente de chaque segment incliné représente le coût ressenti par l’automobiliste et est de l’ordre de 0,60 F/km. Les différences des coûts moyens kilométriques suivant les voitures sont résumées dans le tableau ci dessous. Une voiture moyenne achetée neuve et revendue 6 ans plus tard coûte environ 1,67 F/Km et une petite voiture diesel achetée d’occasion et conservée 6 ans coûtera 1,21 F/Km.

Pour un trajet urbain dont la longueur est de l’ordre de 10 Km, le coût ressenti ( hors stationnement, c’est-à-dire carburant et entretien seulement ) sera compris entre 5 F et 6 F, le coût moyen réel hors stationnement variant de 12 F à 17 F. Ces coûts ressentis sont du même ordre de grandeur que ceux du transports en commun : la voiture est devenue un mode de transport populaire et non plus élitiste. A titre de comparaison, nous avons représenté sur le graphique les dépenses exposées par un ménage utilisant régulièrement un transport en commun, tarifé à 450 F/mois.

Bien entendu, le problème de l’introduction d’un péage se posera de façon plus sensible pour les personnes aux plus bas revenus, avec une dépense ressentie de 5 F à 6 F pour un trajet standard domicile – travail, soit 250 F à 300 F par mois.

LES GRANDS PARAMETRES DE L’ACCEPTABILITE POLITIQUE DU PEAGE

• • •

L’étude de différents ouvrages nous conduit à identifier trois paramètres majeurs : la fréquence d’utilisation de l’ouvrage ;
le degré d’obligation qu’il présente pour le client éventuel ;

la culture propre du pays.

La fréquence

Dès que l’on parle de péage routier, le client potentiel va évaluer le coût que le service offert représente pour lui. Dans notre culture occidentale, la plupart des ménages raisonnent maintenant en “ budget mensuel ”, et, pour quelques dépenses importantes, en “ budget annuel ”. Si les impôts, l’achat et l’assurance d’un véhicule procèdent du budget annuel, le logement, la nourriture, la consommation de carburant sont plutôt perçus comme un budget mensuel et comparés au salaire mensuel. Un péage payé fréquemment, tel un péage urbain du type cordon (Oslo, Singapour) qu’il faut franchir pour les trajets domicile-travail, sera immédiatement évalué en coût mensuel, et comparé au revenu et au pouvoir d’épargne des ménages. Il n’en va pas de même d’un péage autoroutier, utilisé peu fréquemment, et dont le coût sera inclus dans une dépense plus conséquente (vacances, déplacements pour raisons familiales…). Dans cet article, nous raisonnerons en « annuel » et considérerons que le budget annuel domicile-travail vaut 11 fois le budget mensuel.

L’estimation de l’acceptabilité est directement liée à la fréquence d’utilisation de l’ouvrage dans le cas d’un péage d’ouvrage, ou d’entrée dans la zone dans le cas d’un péage cordon.

Prenons par exemple le péage urbain d’Oslo, ou celui du pont sur le Tage à Lisbonne. La répartition respective des zones d’emplois et d’habitat est telle que la plupart des habitants de secteurs entiers de la ville franchissent le péage pour leur trajets domicile-travail. Avec quelques déplacements supplémentaires les fins de semaine, ou pour sortir le soir, c’est environ 45 à 50 fois le montant du péage qui sera déboursé chaque mois, soit environ 550 fois par an.

On observe a contrario sur des ouvrages tels que le tunnel Prado Carénage de Marseille, ou bien A 14 à Paris, que la majorité du nombre de passages provient de personnes franchissant le péage seulement 4 à 5 fois par semaine, induisant un budget mensuel de 20 à 25 fois le tarif correspondant, et annuel de l’ordre de 250 fois.

Lorsque l’on se réfère aux autoroutes de liaison, on tombe à des fréquences encore plus basses, qu’il faut compter alors en trajets annuels. Pour un ménage bénéficiant d’une maison de campagne pour les vacances et les week ends d’été, facile à rejoindre par autoroute, le nombre de trajets annuels sera peut être de 25 ou 30 par an, soit 20 fois moins que les trajets domicile-travail.

Dans certains cas, la différence entre les ouvrages urbains et ceux interurbains est très nette, les cas extrêmes étant les péages cordon (Oslo, Singapour) pour l’urbain, et le trajet annuel des vacances pour l’autoroute interurbaine.

Dans d’autres cas, la réalité est moins tranchée : le fonctionnement en réseaux de villes, ou en
“ métapoles ” au sens d’Ascher conduit à des trajets fréquents (200 fois par an) et assez courts (40 à 60 km) sur autoroutes. C’est pour cela que certaines sociétés d’autoroutes proposent des abonnements spécifiques.

Le degré d’obligation du péage

Le degré d’obligation est un paramètre complexe que nous utilisons comme image du degré de choix qu’a la personne qui se déplace d’effectuer ou non la dépense du péage. Quelques exemples illustreront ce concept.

Le paiement de l’assurance et de la vignette a un degré d’obligation de 100 %, bien sur.

Le degré d’obligation d’une offre routière à péage se mesure comme le rapport de la capacité de la voie à péage sur la capacité totale offerte dans le corridor, y compris l’offre de transport en commun.

La construction d’un pont à péage suite à la suppression d’un bac présente un fort degré d’obligation, mais celle d’une autoroute à péage parallèle à une route 2 x 2 voies gratuite, un faible degré d’obligation. Les tunnels transalpins ont un fort degré d’obligation, car les éviter allonge considérablement la distance, donc le temps et le coût du déplacement. Mettre en service un transport en commun parallèle à une voie à péage réduit le degré d’obligation.

Lorsque de l’argent public (provenant des impôts) est investi dans la construction d’un ouvrage à péage, il est toujours possible d’arguer qu’il aurait pu l’être dans la construction ou l’amélioration d’un ouvrage gratuit, éventuellement d’un standard moins élevé : il y a alors un certain degré d’obligation de prendre l’ouvrage à péage, imposé par les pouvoirs publics et d’autant plus grand que les itinéraires ou modes alternatifs sont moins attractifs.

Il devient alors naturel de classer les ouvrages à péage selon deux paramètres :

  • la fréquence de l’utilisation ;
  • le degré d’obligation auquel l’automobiliste est soumis.Le graphique n°6 présente quelques opérations typiques. Certaines apparaissent 2 fois car l’ouvrage est utilisé par deux types de clientèle : l’une fréquente et l’autre rare. Dans ce cas, toutes lesfréquences d’utilisation de l’ouvrage se rencontrent, de l’utilisation exceptionnelle (une ou deux fois par an ) à l’utilisation quotidienne. C’est le cas notamment de A 14, du pont de L’Ile de Ré, et du contournement de Nice. Lorsqu’un ouvrage n’est à péage que dans une direction, nous avons divisé son tarif par deux pour représenter la véritable charge financière par franchissement. La même logique a été prise pour le Dartford crossing

 

Quatre natures d’ouvrages apparaissent alors :

  • ceux dont l’utilisation est fréquente et obligatoire, parmi lesquels on trouve les ponts urbains, les péages cordon d’Oslo et de Singapour, le contournement Nord de Lyon (TEO) et l’accès Sud de Toulouse ;
  • ceux dont l’utilisation est fréquente, mais avec un faible degré d’obligation. On y trouve le tunnel du Prado-Carénage à Marseille, l’autoroute A14, le contournement de Toronto (A 407), un doublement autoroutier d’une autoroute gratuite en Californie (SR 91) ;
  • ceux dont l’utilisation est rare pour nos ménages non remboursés et pour lesquels il existe une alternative modale (Tunnel sous la Manche, trains à fortes fréquences) ou même gratuite (route gratuite de bonne qualité,) ;
  • ceux dont l’utilisation est rare, mais est quasi obligatoire (Ile de Ré).On accrochera à cette famille les dépenses obligatoire telles que les impôts liés à la voiture.Dans les quatre familles d’usages du graphique n°6, on différencie bien :
  • les fréquents et peu obligatoires, tarifés entre 10 F et 15 F, utilisés par une clientèle financièrement aisée (quatrième quartile ) ;
  • les fréquents et ayant un fort degré d’obligation, tarifés entre 4 et 6 F seulement car la clientèle commence dès le deuxième quartile ;
  • les peu fréquents dont la tarification est liée au prix du choix alternatif et à son degré d’obligation.Il est immédiatement visible que le TEO à Lyon, tarifé à 16 F en heure de pointe, est trop cher pour s’adresser au deuxième quartile : c’est bien pour cela que la population a exprimé son mécontentement à l’ouverture de l’ouvrage. Mais ce n’a pas été le cas pour Prado-Carénage, ni pour A 14, ni pour la SR 91, dont la mise en service récente n’a provoqué aucune émotion. A l’opposé, le pont sur le Tage à Lisbonne est aujourd’hui très sous tarifé, deux fois moins cher que les ponts sur le Bosphore à Istanboul alors que le niveau de vie de la population est bien supérieur. Des réflexions sont menées à ce sujet par les pouvoirs publics à l’occasion de la mise en service d’un deuxième ouvrage de franchissement du Tage, et de la mise en service d’un transport en commun sur l’ancien pont.Pour tenir compte de l’effet fréquence, l’exploitant de l’ouvrage proposera des abonnements, destinés à segmenter la clientèle et à maximiser le surplus économique pour l’ensemble de la collectivité:
  • passage unique (trajet exceptionnel) ;
  • abonnement au nombre de franchissements ;
  • abonnement au mois ;
  • abonnement à la demi année ou même à l’année.

En 1997, le passage unique sur A 14 est tarifé à 30 F, l’abonnement au nombre de franchissements réduit ce montant à 20 F, et celui au mois à 12 F.

Classiquement, la tarification des ouvrages est basée sur les modèles de trafic, qui représentent le fonctionnement de la ville à l’heure de pointe. Un optimum financier est alors recherché, en ajustant le tarif en fonction du “ consentement à payer ” supposé de la population. Ce consentement est une grandeur marginale utilisée pour évaluer ce qu’une personne ayant le choix entre deux itinéraires routiers ou deux modes (transports en commun ou voiture particulière ) est prête à payer pour économiser du temps.

L’aspect marginaliste du consentement à payer contraint les décideurs à disposer d’une bonne base de connaissance du mode de vie de la population concernée, (généralement située à proximité de l’ouvrage), car les raisonnements fondés sur des valeurs moyennes sont trop grossiers pour servir de support à une évaluation du trafic et des recettes et risqueraient d’engendrer des réactions politiques négatives de la part des ménages à faibles revenus. La prise en compte des bas revenus ( premier quartile ) peut se traduire par des aides spécifiques à la personne (remboursement d’une partie du coût de l’abonnement par l’entreprise par exemple ).

Comme nous l’avions déjà noté (Transport n° 377 et Transport n° 379), ce consentement à payer va grandement dépendre de la richesse et du mode de vie des ménages.

Le tarif obtenu doit être relu à la lumière des trois paramètres précédemment identifiés : fréquence d’utilisation de l’ouvrage, degré d’obligation et culture du pays. A l’évidence, lorsque les ouvrages présentent un fort degré d’obligation, les modèles conduisent à une tarification élevée, mais celle ci écarte de l’utilisation de l’ouvrage les budgets les plus faibles. Si le couloir est équipé d’un mode alternatif de bonne qualité, il sera possible de conserver un tarif élevé ; sinon, il faudra tarifer au dessous du résultat donné par le modèle.

La tarification des ouvrages bien acceptés conduit à un coût annuel par voiture variant de 2200 F pour un péage quasi obligatoire (Oslo) à 6500 F pour un péage peu obligatoire (A14). Le contournement de Nice, au tarif particulièrement bas, est une rocade et non une radiale, donc induit une pression plus faible de la demande. Il en ira de même de la tarification de tous les contournements si l’on veut éviter que le trafic de transit ne pénètre dans la ville.

La culture du pays

Le troisième paramètre qui intervient dans des phénomènes d’acceptabilité politique du péage est le sentiment d’avoir à payer une somme en plus des impôts normaux. C’est un paramètre psychologique fondamental, qui varie considérablement d’un pays à un autre, et même d’une liaison à une autre. Prenons quelques exemples.

Dans la culture norvégienne, peuple d’archipels, l’usage du bac pour aller d’île en île va de soi. Lorsque le bac est remplacé par un pont, et que le pont est à péage au même tarif que le bac, aucune difficulté ne se présente. On pourrait en dire autant du pont de l’île du Prince Edouard au Canada, du premier pont de Lisbonne, ouvert en 1966, ou du projet de pont à Izmit en Turquie. Le remplacement d’un bac par un pont ne modifie pas l’obligation de payer : elle y était déjà, ancrée dans la culture de l’usager. Encore faut il que les tarifs suivent l’inflation sans quoi le service rendu serait sous évalué, situation difficile à corriger.

En France et en Italie, depuis un demi siècle, les autoroutes interurbaines sont à péage. Les automobilistes ont compris, et admis, qu’il valait mieux payer un péage et bénéficier de l’autoroute pour les longs trajets peu fréquents que de n’avoir qu’une route saturée. Ce n’était pas le cas dans les autres pays européens qui bénéficiaient d’une infrastructure de bien meilleure qualité.

Mais les autoroutes à proximité des villes sont, jusqu’à présent, restées gratuites : les discussions qui ont conduit aux rachats partiels de péage de A 4 à proximité de Paris et de A 43 à coté de Lyon sont encore dans les mémoires. La banlieue, pauvre par définition, n’allait quand même pas “ payer pour aller au boulot ”, alors qu’elle payait déjà en temps de transport!

Les gens raisonnent en s’appuyant sur le principe de la « contrepartie ».Les impôts servant normalement à payer les infrastructures, leur utilisation « doit, normalement, » être gratuite puisque le service rendu par l’ouvrage est considéré comme étant déjà payé par les impôts. S’il y a péage, il doit y avoir une contrepartie supplémentaire. Cela peut être une accélération de la réalisation des ouvrages, une rénovation consensuelle d’un quartier de la ville, une non augmentation des impôts puisque le financement est reporté sur le client et non sur le contribuable, ou tout autre motif reconnu, compris et accepté par la population. La municipalité d’Oslo avait conduit des enquêtes de préférence déclarée plusieurs années avant que ne soit prise la décision de réaliser le cordon, et continue aujourd’hui à mener des enquêtes de satisfaction avec publication des résultats. Un des sujets essentiels en est le degré de compréhension que les habitants ont de l’usage de l’argent collecté.

Coût cumulé en francs 1996

Reprenons le graphique de notre petite voiture, en mettant en évidence la part impôts. Le graphique n °7 présente la répartition du coût industriel hors taxes, du coût TTC ( TIPP, TVA ) ,du péage urbain ( 3000 F par an ), et d’un éventuel coût de stationnement (4500 F par an ). On voit bien que le péage urbain n’est qu’un complément aux autres prélèvements et perçu comme tel : il faut d’autant plus l’expliquer.

Un cas particulier apparaît lorsque le degré d’obligation est élevé, suite à une action volontaire de la collectivité organisatrice des transports pour réduire le service routier gratuit antérieur. Ceci ne se produit qu’en zone urbaine, mais le sujet est délicat, car pour la tranche de population qui n’utilise pas les ouvrages nouveaux, qui paye des impôts et dont la durée de trajet augmente, il y a lieu d’être mécontent.

On observe que la destruction d’une route gratuite, d’une place urbaine ne pose pas de problème si l’usager contribuable comprend que cette réduction de capacité est indissolublement liée à un avantage auquel il est sensible (opérations urbaines liées aux tramways de Strasbourg ou de Grenoble, voiries piétonnes, transformation du bord de mer à Oslo,…).

Mais il en va autrement lorsque la réduction de capacité d’une route est faite uniquement pour accroître le trafic sur l’ouvrage à péage, sans contrepartie urbaine : la réaction du public sera alors directement liée au niveau du péage demandé, et à la richesse de la population concernée. Les vives réactions à la mise en service de TEO à Lyon ou du péage de Bordes sur A 64 au Sud de Toulouse en sont témoins.

Le graphique n°8 met en évidence l’accroissement du coût monétaire relatif à un trajet urbain de 10 Km parcouru 600 fois par an et par voiture avec un faible degré d’obligation, cohérent avec un tarif de 12 F. Les bas revenus utilisent rarement l’ouvrage et l’impact monétaire du péage est faible. Pour les personnes utilisant régulièrement l’ouvrage, l’accroissement varie entre 50% et 120% du coût initial par trajet suivant qu’on le compare au coût moyen ou au coût ressenti. Les montants de péage correspondants varient entre 3 000 F et 9 000 F suivant la richesse du ménage.

CONCLUSION

Quelle que soit la qualité des études préalables à l’instauration d’un péage, et surtout un péage en zone urbaine, trois inconnues domineront les discussions :

Comment réagira le public devant l’ouvrage et sa grille tarifaire ?
Comment réagiront les décideurs devant l’inconnue que constitue la réaction du public ? Comment communiquer avec le public pour que l’ouvrage soit accepté ?

Au fur et à mesure que le temps passe, les expériences et enseignements s’accumulent, dégageant une certaine logique comportementale qui permettra encore d’avancer plus loin dans la prévisibilité des réactions vis à vis du péage, et donc d’affiner la qualité des projets ainsi que celle de leur financement. La seule approche raisonnable consiste à travailler tous modes de déplacements confondus, dans le cadre d’un plan de déplacements urbains ayant bénéficié d’un large consensus de la population, et dont le financement n’exige pas d’efforts démesurés. Le Dennis package de Stockholm, consensuel parce qu’ayant additionné tous les desiderata de tous les partis politiques, devient trop onéreux pour se réaliser tel que prévu initialement : il faudra repenser l’équilibre complet du projet et du financement.

Le principe du péage procède de trois avantages essentiels :

  • allègement des dettes et budgets publics ;
  • création d’un surplus économique qui se transforme en un revenu monétaire ;

Pourcentage ajouté au coût du trajet initial

• paiement du service par le client et non par le contribuable, ce qui conforte l’approche économique dans la logique des choix.

Il serait regrettable que les erreurs du passé conduisent à détériorer l’image d’une source de financement qui s’accorde non seulement avec l’optique d’une ville durable et allégée d’une partie de sa circulation, mais encore avec un effet redistributif puissant des entreprises vers les ménages et des ménages aisés vers ceux qui le sont moins.

C’est là que se cristallise la question de l’acceptabilité politique du péage. Les exemples précédents ont illustré quelques grands principes :

  • si les clients se font rembourser par leur entreprise une partie du péage, ils deviennent peu sensibles au tarif : seule reste la gêne du contrôle ;
  • si un ouvrage à péage apporte de la capacité sans réduire celle des voies existantes gratuites, il est bien accepté. C’est une offre supplémentaire qu’utilise qui veut, ou qui peut ;
  • si un ouvrage à péage a nécessité des subventions publiques, sa tarification doit être faible car sinon le contribuable à revenus faibles qui utilise rarement l’ouvrage, aura l’impression
    « d’avoir payé pour les riches » ;
  • la clientèle fréquente de l’ouvrage doit être contribuable de la collectivité qui finance la subvention ;
  • l’ordre de grandeur du coût du péage doit s’approcher de celui d’un objet de consommation courante (achat d’un journal, jeu de grattage) ;
  • ledit objet de consommation courante doit être évidemment celui de la zone dans laquelle est implanté l’ouvrage. L’égalité devant la loi n’induit pas l’égalité des consentements à payer. Le péage urbain d’Oslo a été dessiné de façon à englober à l’intérieur du cordon de péage les quartiers les plus pauvres. Une tarification uniforme autour de Paris poserait problème car ce qui est acceptable à l’Ouest ne l’est pas forcément à l’est.Enfin, et c’est peut-être l’essentiel, une opération de transport ne se dissocie pas d’une opération d’urbanisme. Le meilleur témoin en est le contournement Nord de Lyon (TEO). Il se compose d’une partie ouest, dont le rôle urbain est évident car il améliore le quartier de Vaise, et d’une partie est, piège à voitures auquel aucun projet urbain n’est associé, et qui a provoqué de fortes réactions négatives. Seule la volonté globale et partagée d’embellissement de la ville rend acceptable le péage en zone urbaine.